“Une mémoire totale est une mémoire anesthésié.”
SANS SOLEIL (Chris Marker, 1983)
En revenant à JL Borges
De la nouvelle Funes ou la mémoire (Funes el memorioso) que Borges présente comme une “longue métaphore de l’insomnie” dans l’introduction de la partie ARTIFICES ajoutée au recueil FICTIONS (Ficciones).
Wikipedia: “Funes the Memorious” is the tale of one Ireneo Funes, who, after falling off his horse and receiving a bad head injury, acquired the amazing talent—or curse—of remembering absolutely everything
P114, 115.
“D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur la table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat de Quebracho. Ces souvenirs n’étaient pas simples ; chaque image visuelle était lié à des sensations musculaires, thermiques, etc. Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait jamais hésité mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. Il me dit : J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde et aussi : Mes rêves sont comme votre veille Et aussi, vers l’aube : Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordures.” […]
P117.
“Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heure quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heure un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. Swift raconte que l’empereur de Lilliput discernait le mouvement de l’aiguille des minutes ; Funes discernait les avances tranquilles de la corruption, des caries, de la fatigue. Il remarquait les progrès de la mort, de l’humidité. Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. Babylone, Londres et New York ont accablé d’une splendeur féroce l’imagination des hommes ; personne, dans leurs tours populeuses ou leurs avenues urgentes, n’a senti la chaleur et la pression d’une réalité aussi infatigable que celle qui le jour et la nuit convergeait sur le malheureux Irénée dans son propre faubourg sud-américain. Il lui était très difficile de dormir. Dormir c’est se distraire du monde ; Funes, allongé dans son lit, dans l’ombre, se représentait chaque fissure et chaque moulure des maisons précises qui l’entouraient. (Je répète que le moins important des ses souvenirs était plus minutieux et plus vif que notre perception d’une jouissance ou d’un supplice physique.) […]”
P118.
“Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats.”
Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, Folio, Impression Novaprint à Barcelone, le 3 mars 2004, ISBN 2-07-036614-6; ©Editions Gallimard, 1957 et 1965 pour la traduction française.
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Wikipedia (encore une fois):
https://en.wikipedia.org/wiki/Solomon_Shereshevsky
Luria’s S was a Russian journalist and mnemonist active in the 1920s. He was the subject of Alexander Luria’s case study The Mind of a Mnemonist (1968).
On the basis of his studies, Luria diagnosed in Shereshevsky an extremely strong version of synaesthesia, fivefold synaesthesia, in which the stimulation of one of his senses produced a reaction in every other. For example, if Shereshevsky heard a musical tone played he would immediately see a colour, touch would trigger a taste sensation, and so on for each of the senses.[3] The images that his synaesthesia produced usually aided him in memorizing.[3] For example, when thinking about numbers he reported:
Take the number 1. This is a proud, well-built man; 2 is a high-spirited woman; 3 a gloomy person; 6 a man with a swollen foot; 7 a man with a moustache; 8 a very stout woman—a sack within a sack. As for the number 87, what I see is a fat woman and a man twirling his moustache.
[…]
The above list of images for digits is consistent with a form of synesthesia (or ideasthesia) known as ordinal linguistic personification but is also related to a well-known mnemonic technique called the number shape system where the mnemonist creates images that physically resemble the digits. Luria did not clearly distinguish between whatever natural ability Shereshevsky might have had and mnemonic techniques like the method of loci and number shapes that “S” described.
Shereshevsky had an active imagination, which helped him generate useful mnemonics. He claimed that his condition often produced unnecessary and distracting images or feelings. He had trouble memorizing information whose intended meaning differed from its literal one, as well as trouble recognizing faces, which he saw as “very changeable”. He also occasionally had problems reading, because the written words evoked distracting sensations. […]
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“II disait qu’au XIX° siècle l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace, et que l’enjeu du XX° était la cohabitation des temps.”
SANS SOLEIL (Chris Marker, 1983)