J’ai cherché l’Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, jamais celle du social et de la culture — celle de la vitesse désertique, des motels et des surfaces minérales, jamais l’Amérique profonde des mœurs et des mentalités. J’ai cherché dans la vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent de la télévision, dans le film des jours et des nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes, des visages, des actes rituels de la route, ce qui est le plus proche de l’univers nucléaire et énucléé qui est virtuellement le notre jusque dans la chaumières européennes.
J’ai cherché la catastrophe future et révolue du social dans la géologie, dans ce retournement de la profondeur dont témoignent les espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les canyons où descend la rivière fossile, l’abîme immémorial de lenteur que sont l’érosion et la géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
Cette forme nucléaire, cette catastrophe future, je savais tout cela à Paris. Mais pour comprendre, il faut prendre la forme du voyage, qui réalise ce que Virilio dit être l’esthétique de la disparition.
Car la forme désertique mentale grandit à vue d’oeil, qui est la forme épuré de la désertion sociale. La désacffection trouve sa forme épurée dans le dénuement de la vitesse. Ce que la désertion ou l’énucléation sociale a de froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert, dans l’ironie de la géologie, son espace générique et mental. L’inhumanité de notre monde ultérieur, asocial et superficiel, trouve d’emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n’est que cela : une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition.
— Jean Baudrillard, Amérique, P.10
I dit it!
Le slogan d’une nouvelle forme d’activité publicitaire, de performance autistique, forme pure et vide et défi à soi-même, qui a remplacé l’extase prométhéenne de la compétition, de l’effort et de la réussite.
Le marathon de New York est devenu une sorte de symbole international de cette performance fétichiste, du délire d’une victoire à vide, de l’exaltation d’une prouesse sans conséquence.
J’ai couru le marathon de New York : I dit it!
J’ai vaincu l’Annapurna : I dit it!
Le débarquement sur la lune est du même ordre : We dit it! Un événement moins surprenant au fond que programmé d’avance dans la trajectoire du progrès et de la science. Il fallait le faire. On l’a fait. Mais cet événement n’a pas relancé le rêve millénaire de l’espace, il l’a en quelque sorte épuisé.
Il y a le même effet d’inutilité dans toute exécution d’un programme, comme dans tout ce qu’on fait pour se prouver qu’on est capable de le faire : un enfant, une escalade, un exploit sexuel, un suicide.
Le marathon est une forme de suicide démonstratif, de suicide publicitaire : c’est courir pour montrer qu’on est capable d’aller au bout de soi-même, pour faire la preuve… la preuve de quoi ? Qu’on est capable d’arriver. Les graffiti eux aussi ne disent rien d’autres que : Je m’appelle Untel et j’existe ! Ils font une publicité gratuite à l’existence !
Faut-il continuellement faire la preuve de sa propre vie ? Étrange signe de faiblesse, signe avant-coureur d’un fanatisme nouveau, celui de la performance sans visage, celui d’une évidence sans fin.
— Jean Baudrillard, Amérique, P25
This omnipresent cult of the body is extraordinary. It is the only object on which everyone is made to concentrate, not as a source of pleasure, but as an object of frantic concern, in the obsessive fear of failure or substandard performance, a sign and an anticipation of death, that death to which no one can any longer give a meaning, but which everyone knows has at all times to be prevented. The body is cherished in the perverse certainty of its uselessness, in the total certainty of its non-resurrection. Now, pleasure is an effect of the resurrection of the body, by which it exceeds that hormonal, vascular and dietetic equilibrium in which we seek to imprison it, that exorcism by fitness and hygiene. So the body has to be made to forget pleasure as present grace, to forget its possible metamorphosis into other forms of appearance and become dedicated to the utopian preservation of a youth that is, in any case, already lost. For the body which doubts its own existence is already half-dead, and the current semi-yogic, semi-ecstatic cult of the body is a morbid preoccupation. The care taken of the body while it is alive prefigures the way it will be made up in the funeral home, where it will be given a smile that is really ‘into’ death.”
— Jean Baudrillard, America
There is nothing more mysterious than a TV set left on in an empty room… Suddenly the TV reveals itself for what it really is: a video of another world, ultimately addressed to no one at all, delivering its images indifferently, indifferent to its own messages (you can easily imagine it still functioning after humanity has disappeared).”
— Jean Baudrillard, America