Borgès

Page three of the Arts and Letters… June 7, 1942

Funes the Memorious” and Other Cases of Extraordinary Memory [thereader.mitpress.mit.edu]

>’In “Funes the Memorious,” a story of barely 12 pages that was eventually published as part of “Ficciones” (1944), Borges again plays with the infinite in a context no less fascinating: the vast labyrinths of memory and the consequences of having an unlimited capacity to remember.’

>’Funes is first mentioned in an obituary of James Joyce, “A Fragment on Joyce,” published in 1941 in the magazine Sur. There, with some measure of sarcasm, Borges says that to read straight through a “monster” like Joyce’s “Ulysses” — a 400,000-word reconstruction of a single day in Dublin — requires another monster able to remember an infinite number of details. The strange thing about the obituary is that Borges barely refers to Joyce or his work and instead describes Ireneo Funes, the main character of the story he was writing at the time.’

[…]

>’Given their historical significance, Pliny’s stories are of undeniable value. It is, nonetheless, impossible to judge their veracity, and in fact the characters described in the “Naturalis historia” seem more legendary than real (perhaps arousing Borges’s curiosity even more). To a large extent this is due to the fact that many of Pliny’s descriptions are based on word-of-mouth information, inevitably altered in the telling. For example, when he describes cases of astonishing eyesight in chapter 21 of book VII, Pliny writes that Homer’s “Iliad” was written in such small script that the complete manuscript could fit in a nutshell; he also mentions a man called Strabo, who could recognize objects 135 miles away and who, during the Punic Wars, could sight and even count the enemy ships docked in Carthage from a promontory in Sicily.’


—-
Mais comment j’ai encore atterri là-dessus ?

(l’amplitude de l’oubli)
(Une réalité infatigable / un monde surchargé de détails)
(…)

Utopie d’un homme qui est fatigué

« Dans nos écoles on nous enseigne le doute et l’art d’oublier. Avant tout l’oubli de ce qui est personnel et localisé. »

 

« — Personne ne peut lire deux mille livres. Depuis quatre siècles que je vis je n’ai pas dû en lire plus d’une demi-douzaine. D’ailleurs ce qui importe ce n’est pas de lire mais de relire. L’imprimerie, maintenant abolie, a été l’un des pires fléaux de l’humanité, car elle a tendu à multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles.

— De mon temps à moi, hier encore, répondis-je, triomphait la superstition que du jour au lendemain il se passait des événements qu’on aurait eu honte d’ignorer. »

 

« — À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort[30].
— Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.
— Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations. »

 

Extraits de: Jorge Luis Borges, « Le livre de sable »  / Utopie d’un homme qui est fatigué

Extrait de Le Virtuel, in Mots de Passe, Jean Baudrillard

Il y a aujourd’hui une véritable fascination pour le virtuel et toutes ses technologies. S’il est véritablement un mode de disparition, ce serait un choix – obscur, mais délibéré – de l’espèce elle-même : celui de se cloner corps et biens dans un autre univers, de disparaitre en tant qu’espèce humaine à proprement parler pour se perpétuer dans une espèce artificielle qui aurait des attributs beaucoup plus performants, beaucoup plus opérationnels. Est-ce l’enjeu ?

Je pense à cette fable borgésienne du peuple qui a été ostracisé, repoussé de l’aute côté du miroir, et qui n’est plus que le reflet de l’empereur qui l’a asservi. Tel serait le grand système du virtuel, et tout le reste ne serait plus que des espèces de clones, du rejet, de l’abjection. Mais dans la fable, ces peuples se mettent à ressembler de moins en moins à leur dominateur, et un jour, ils repassent de ce côté-ci du miroir. Alors, dit Borges, ils ne seront plus vaincus. Peut-on supposer une catastrophe de ce genre, et en même temps cette sorte de révolution à la puissance trois ? Pour ma part, je vois davantage une telle hypertrophie du virtuel qu’on en viendrait à une forme d’implosion. A quoi laisserait-elle la place ? Il est difficile de le dire parce que, au-delà du virtuel, je ne vois rien, sinon ce que Freud appelait le nirvana, un échange de substance moléculaire et rien de plus. Ne resterait qu’un système ondulatoire parfait, qui rejoindrait le corpusculaire dans un univers purement physique n’ayant plus rien de d’humain, de moral, ni évidemment de métaphysique. On serait revenu à un stade matériel, avec une circulation insensée des éléments…

Pour abandonner la science-fiction, on ne peut quand même que constater la singulière ironie qu’il y a dans le fait que ces technologies, que l’on réfère à l’inhumanité, à l’anéantissement, seront finalement peut-être ce qui nous tiendra quittes du monde de la valeur, du monde du jugement. Toute cette lourde culture morale, philosophique, que la pensée radicale moderne s’est métaphysiquement évertuée à liquider au terme d’un labeur éreintant, la technique l’expulse pragmatiquement et radicalement avec le virtuel. Au stade où nous en sommes, on ne sait si – point de vue optimiste – la technique arrivée à un point d’extrême sophistication nous libérera de la technique elle-même, ou bien si nous allons à la catastrophe. Encore que la catastrophe, au sens dramaturgique du terme, c’est à dire le dénouement, puisse avoir, selon les protagonistes, des formes malheureuses ou heureuses.

— Extrait de Le Virtuel, in Mots de Passe, Jean Baudrillard